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Vous avez dit gratuit ?

Il n’est pas besoin de chercher bien loin pour trouver un service gratuit de stockage de fichier, de réseau social, de recherche,… L’accès à la plupart de ces services est immédiatement disponible lorsque vous achetez un ordinateur ou un smartphone. C’est d’une facilité déconcertante. Et si vous le souhaitez, vous pouvez aussi vous tourner vers un concurrent: même si votre ordinateur fait fonctionner le système Microsoft Windows, vous pouvez utiliser gratuitement Google Drive, par exemple.Et ces grands acteurs du numérique offrent également aux établissement scolaires leurs services gratuitement, dans le but annoncé de permettre à tous les enfants du monde de profiter des bienfaits du numérique. Les promesses de l’enseignement numérique sont merveilleuses, elles nous décrivent un monde où tout est fait pour nous faciliter la vie, sans avoir à payer.Un beau rêve, qu’il convient néanmoins de tempérer.

Des coûts bien réels

Faire fonctionner un service en ligne a un coût, qui n’est pas négligeable: achat d’infrastructures de fonctionnement (bâtiments, serveurs, mémoires de stockage, des kilomètres de câbles,…), électricité pour faire fonctionner les infrastructures et les refroidir, raccordement à très haut débit à Internet, personnel de maintenance… On estime, par exemple, que chaque utilisateur de Facebook lui coûte environ 5 dollars par an. Cela peut sembler fort peu, mais si on multiplie ce chiffre par 2,7 milliards (le nombre d’utilisateurs que Facebook revendique en mars 2021), cela devient vite exorbitant. Or, Facebook dégage chaque année des bénéfices qui se comptent en milliards de dollars. Il en est de même pour les autres acteurs majeurs des services en ligne comme Google ou Microsoft, qui continuent à dégager de plantureux bénéfices alors que la plupart des services qu’ils proposent sont gratuits.  (https://www.informatiquenews.fr/les-gafam-ne-craignent-decidement-pas-la-crise-74359)

Il serait naïf de croire que ces entreprises sont purement philanthropiques. Le service a un coût, il doit donc aussi avoir un retour sur investissement.
Comment une entreprise se rémunère-t-elle en « offrant » pourtant un service gratuitement ? Ou plutôt, contre quoi les utilisateurs échangent-ils l’utilisation gracieuse de ces services ?

Le profilage

La première réponse est simple, et tient en une phrase qu’on cite souvent dans les milieux de l’informatique: si c’est gratuit, c’est vous le produit !Les services gratuits ont tous en commun de collecter des données, souvent privées, de leurs utilisateurs afin d’en dresser le profil psychologique le plus pointu possible. Ces données sont collectées de nombreuses façons:

  • des données que l’utilisateur fournit lui-même (dans les profils, à travers les recherches qu’il effectue, les articles qu’il poste généreusement sur les réseaux sociaux, les mails qu’il écrit, les photos qu’il publie…)
  • la manière d’utiliser les services (temps de réaction, services utilisés préférentiellement, impact d’un stimulus visuel sur le comportement d’utilisation)
  • la géolocalisation des utilisateurs (pour déterminer les endroits où ils aiment se rendre et en déduire les activités qui leur plaisent et les groupes qu’ils fréquentent)
  • l’analyse des données traitées par le service (analyse du contenu des mails, carte des correspondants, analyse des mots les plus souvent employés…)
  • l’analyse des sites web visités (pour déterminer la tendance politique, les centres d’intérêt, l’adhésion à un groupe…)

Il y a donc des données que l’utilisateur donne en conscience, mais il y a aussi une grande quantité de données que l’utilisateur ignore fournir.

Par exemple, il semble tout à fait évident que, pour effectuer une recherche, il faille préciser les critères de cette recherche sous forme de mots-clés ou de phrases permettant au moteur de recherche de déterminer les résultats les plus pertinents. Cependant, une fois les résultats délivrés à l’utilisateur, le moteur de profilage entre en action: les critères de la recherche servent aussi à cibler ce qui est important pour l’utilisateur, et les sites qu’il visite parmi les résultats sont enregistrés pour accroître encore la pertinence du ciblage. Toutes ces données sont croisées et permettent de dresser un profil psychologique assez précis de chaque utilisateur. Un chercheur américain a d’ailleurs expliqué qu’à partir de 230 « Likes », Facebook vous connaît mieux que votre conjoint (https://www.lesinrocks.com/actu/apres-230-likes-lalgorithme-de-facebook-vous-connait-mieux-que-votre-conjoint-139849-13-04-2018/).

Google et Microsoft ne font rien d’autre. Google a d’ailleurs l’avantage sur Facebook d’être présent à bien plus grande échelle, même lorsqu’il n’est pas immédiatement visible sur un site web, à travers ses outils d’analyse de trafic et de publicité, utilisés par des millions de sites, qui collectent également vos habitudes à votre insu (https://fr.wikipedia.org/wiki/Google_Analytics). Et dans la mesure où Google capte la majorité des recherches qui sont faites sur le Net, on peut en déduire qu’il connaît fort bien ses utilisateurs.

Une fois les données collectées, elles ne sont plus récupérables. On ne peut pas les supprimer ou en annuler la portée. Facebook, Google et Microsoft comptent parmi les plus importants « Data brokers », qu’on pourrait traduire par courtiers en données. Leur principale source de revenus est la revente des données qu’ils ont collectées et analysées. Ainsi, il est possible d’acquérir par exemple une liste comprenant des données permettant de distinguer des personnes sur des critères très précis, comme l’âge, l’orientation politique ou sexuelle.
Les acheteurs principaux sont des sociétés de marketing, qui trouvent là de formidables opportunités d’optimiser leurs messages publicitaires jusqu’à la limite de la manipulation. Mais il existe également d’autres utilisations de ces données, comme l’influence d’un vote démocratique, ce qui est évidemment un danger pour la démocratie (https://www.rtbf.be/info/monde/detail_une-enquete-americaine-conclut-que-cambridge-analytica-a-bien-trompe-les-utilisateurs-de-facebook?id=10382879)

On peut également imaginer que ces données puissent être utilisées par des compagnies d’assurances qui verraient là une bonne occasion de dégager les clients potentiellement à risque ou leur imposer des primes impayables. Et on peut aussi s’inquiéter d’organisations moins glorieuses qui pourraient utiliser les données pour cibler des opposants ou des personnes jugées indésirables en raison de leurs opinions, leur orientation sexuelle, leur religion ou leur couleur de peau. Et pourquoi pas un patron peu scrupuleux qui pourrait licencier ses employés syndiqués ou trop revendicatifs sur les réseaux sociaux… Toutes les dérives sont possibles ! Et tout cela grâce à des données que les utilisateurs de services gratuits n’ont pas conscience de révéler. On ne parle donc pas seulement de publicités ennuyeuses qu’on croit pouvoir ignorer sereinement. Un profile très pointu peut être utilisé pour influencer activement le comportement d’une personne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Captologie et https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/05/31/32001-20180531ARTFIG00004-tristan-harris-beaucoup-de-ficelles-invisibles-dans-la-tech-nous-agitent-comme-des-marionnettes.php)

Et enfin, ces profils sont aussi utilisés pour proposer à l’utilisateur des contenus et services qui correspondent très précisément à ses désirs immédiats, attentes et croyances actuelles, le privant du coup de la possibilité d’explorer d’autres voies et d’ouvrir son esprit à d’autres choses.
Il s’agit donc là d’une perte de liberté de penser et d’agir. C’est une préoccupation majeure, dans la mesure où l’enseignement doit, à contrario, développer l’esprit critique et la liberté de pensée. Il est également inacceptable que les élèves se voient contraints, pour accéder aux services et contenus imposés par leur école, d’utiliser des services qui les ciblent et vont ensuite utiliser ces données potentiellement à leur dam durant toute leur vie. Car si les offres gratuites de type Éducation des grands acteurs promettent de ne pas insérer de publicités dans les services aux élèves, elles ne disent rien sur la collecte des données…Et enfin, il faut se rappeler que Facebook, Google et même Microsoft ont plusieurs fois été condamnés à travers le monde et engagés dans divers procès car ils ne respectaient pas leurs propres promesses et usaient des données qui leur sont confiées à des fins illégales ou déloyales:

https://www.sudouest.fr/2018/08/21/google-poursuivi-en-justice-pour-atteinte-a-la-vie-privee-5325008-4725.php?nic, https://www.laquadrature.net/donnees_perso/ , https://www.conseil-etat.fr/ressources/decisions-contentieuses/dernieres-decisions-importantes/conseil-d-etat-19-juin-2020-sanction-infligee-a-google-par-la-cnil

L’enfermement

Tous les outils gratuits proposés par les géants du numérique impliquent automatiquement la création d’un compte sur la plateforme. Cela n’est pas sans conséquence.Il peut paraître logique de fournir identité et mot de passe pour protéger l’accès à une ressource que l’on souhaite garder pour soi (un document, une image, …). Bien que dans ce cas, il ne faut jamais perdre de vue que le prestataire lui-même a de toute façon accès aux données, mot de passe ou pas. Mais au-delà de cela, il faut bien comprendre qu’un compte ouvert sur l’un des services d’un prestataire reste ouvert et est utilisé automatiquement pour tous les autres services. Cela implique, par exemple, qu’un compte ouvert pour utiliser la messagerie GMail sera aussi utilisé automatiquement pour visionner des vidéos sur Youtube, faire des recherches, éditer un document dans la suite bureautique … Et donc effectuer tous les recoupements nécessaires à un ciblage efficace. Et cela signifie aussi qu’il suffit au prestataire de fermer le compte pour priver tout d’un coup l’utilisateur de l’accès à ses données, fermeture qui peut la plupart du temps être unilatérale.Dans une autre mesure, tous les services d’une plateforme donnée sont interdépendants. Par exemple, un document reçu via une messagerie GMail se verra automatiquement ouvert avec Google Docs. Il est possible pour l’utilisateur de télécharger le document pour l’ouvrir avec un autre logiciel, mais cela nécessite plus de manipulations et n’est pas encouragé ni facilité par la plateforme. Ce fonctionnement qui pousse l’utilisateur à certains comportements est nommé Dark Pattern (https://fr.wikipedia.org/wiki/Dark_pattern). Il s’agit, en somme, de faire en sorte de contraindre doucement l’utilisateur à ne plus utiliser que les outils présents sur la plateforme tout en lui laissant un semblant de choix. Le choix lui est donné, c’est indéniable, mais c’est un choix entre insouciance et complication. Une manière, donc, de s’assurer d’une source pérenne de données personnelles à analyser, car l’utilisateur se retrouve finalement enfermé dans le système, il n’en sort plus.Pour en revenir au problème pour l’enseignement: si un enfant est enfermé très tôt dans un système qui le prend par la main et le décourage à en sortir, il va fatalement s’imprégner fortement de ce système et deviendra un adulte qui n’aura pas la volonté de le remettre en question et continuera à l’utiliser, quitte à devoir s’acquitter d’une redevance, quitte à devoir sacrifier une partie de sa liberté, ce dont il n’aura d’ailleurs pas nécessairement conscience. On se trouve là dans une logique utilisée également par les cigarettiers: rendre très tôt dépendant pour s’assurer que cette dépendance durera toute la vie.L’école peut-elle se transformer ainsi en vecteur d’enfermement ? Il est clair que ce n’est pas le rôle qui lui est dévolu !

L’obligation

Après tout, si un élève ou un professeur veut utiliser les services offerts par un grand acteur du numérique, il est libre de le faire ! C’est tout à fait vrai, et ce site n’a pas vocation de remettre cela en cause. Au niveau individuel, chacun est libre d’accepter les effets néfastes si les bénéfices lui semblent plus importants. Ce qui est, par contre, plus gênant, c’est d’obliger élèves et enseignants à utiliser un service qu’ils peuvent considérer comme plus néfaste que bénéfique. Mais pour aboutir à ce type de réflexion ou prise de conscience, il faut être en possession de connaissances, de savoirs à ce sujet, ce que l’école ou la société en général ne développent pas systématiquement. C’est pourquoi il semble nécessaire dans un premier temps de préserver les élèves et les enseignants de l’emploi de ces outils et dans un second temps d’éduquer aux médias, à l’information, au numérique, à la culture numérique… pour faire acquérir la capacité de critiquer ces outils, environnements numériques… En somme, proposer une base éthique pour le travail en commun, et laisser chacun décider s’il souhaite ensuite, à titre individuel, utiliser une solution plutôt qu’une autre.

L’inadéquation des finalités

Il ne faut pas perdre de vue que les données collectées par les grands acteurs du numérique concernent en premier plan le profilage psychologique des utilisateurs. Ceci ne ressort clairement pas de la sphère professionnelle ou scolaire ! L’argument, entendu souvent, que seules des données professionnelles et scolaires sont échangées via les plateformes numérique et qu’elles ne portent pas à conséquence est caduque ! Non seulement, il existe des données professionnelles et scolaires qui ne devraient pas être connues en dehors de l’école, mais ces données servent en plus à agréger des données privées des utilisateurs (l’analyse de la façon dont une personne remplit ses obligations professionnelles ou effectue son travail scolaire apprend beaucoup de sa manière de penser) qui auront une influence même hors de la sphère professionnelle et scolaire. Tout se passe donc comme si c’était l’école elle-même qui livrait ces données confidentielles, sans laisser le choix de le faire à ses membres. Ceci est inacceptable.

Mais alors, que faire ?

La première chose à comprendre pour avancer vers la liberté, c’est que la liberté a un coût et que la gratuité est un leurre. Les prestataires de services en ligne qui ne se rémunèrent pas grâce aux données collectées doivent répercuter le coût de leurs services sur les utilisateurs. C’est mathématique. Fort heureusement, ce coût est souvent moins important qu’imaginé. Très souvent, il est question d’au maximum 10 euros par utilisateur et par an. Bien sûr, cela représente un budget non négligeable pour une école comportant des centaines (voire des milliers) d’utilisateurs potentiels. Mais dans le budget global de l’école, qu’est-ce que cela représente ? Sans doute une fraction de pourcentage.

Une fois cet impératif compris et accepté, une réponse adéquate est l’utilisation exclusive de prestataires européens soumis au RGPD et l’utilisation systématique de logiciels libres. Ceci est expliqué dans l’article « Des services et des logiciels maîtrisés ».

Il existe des solutions à la fois éthiques et efficaces. Elles demandent, parfois, une petite réadaptation, mais leur bénéfice en terme de liberté compense plus que largement le petit effort demandé pour s’y adapter.

Alors oui, le numérique à l’école peut être éthique, respectueux de la vie privée, il peut aider les élèves et les professeurs, sans les enfermer, sans les considérer comme des produits à analyser. C’est une question de choix. Et ce choix n’est pas si difficile.

Jacques Theys

Professeur d'informatique à l'Athénée Royal de Gembloux depuis 1999. Très concerné par la protection de la vie privée, de la confiance à accorder à l'informatique et de l'éthique générale dans le domaine de l'éducation.

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