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Le Chromebook, cet outil idéal… ou pas

C’est LA star dans l’enseignement : le Chromebook est plébiscité par un très grand nombre d’acteurs de l’enseignement et du numérique. Présenté comme la petite machine idéale pour accompagner un élève à l’école, il est vendu par brassées dans les projets numériques qui foisonnent dans les milieux scolaires.

Un Chromebook est, fondamentalement, un petit ordinateur portable dont on a poussé certaines caractéristiques : légèreté, solidité, durée de la batterie, coût réduit. Pour le reste, ses caractéristiques sont similaires à celles d’un ordinateur portable PC classique (processeur, mémoire, périphériques…). De nombreux constructeurs produisent des Chromebook plus ou moins performants. Cependant, deux éléments essentiels les différencient des portables plus habituels. D’une part, il ne sont équipés que d’une petite quantité de stockage de masse (le « disque dur » ou SSD n’est pas très important), ce qui les contraint à stocker la majeure partie des fichiers qu’ils manipulent hors d’eux-mêmes, dans un cloud en ligne. D’autre part, les Chromebooks sont des ordinateurs contraints de fonctionner sous ChromeOS. Il n’est pas possible (en théorie) d’y faire fonctionner un autre système d’exploitation, alors qu’un Chromebook pourrait parfaitement fonctionner sous Windows ou Linux.

ChromeOS, qui fait fonctionner les Chromebooks, est un système d’exploitation développé par Google. Il s’agit, en simplifiant un peu, d’un système permettant d’accéder facilement aux services en ligne proposés par Google. La définition de Wikipedia est assez claire et reflète bien la réalité:

Ce dernier fonde ses principes sur l’utilisation des services Google en ligne : l’interface du système d’exploitation est minimaliste et le potentiel du système se résume en l’utilisation d’une version adaptée de Google Chrome accompagnée d’un lecteur multimédia et d’un navigateur de fichiers.

Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Chrome_OS, consulté le 14 avril 2021

Bien sûr, Chrome est un navigateur Internet et il permet donc d’accéder à l’ensemble des sites web. Cependant, le Chromebook est avant tout présenté aux acteurs de l’enseignement comme une machine permettant de réaliser le travail scolaire. Cela implique, sans doute, la consultation de sites web, mais également la rédaction de travaux, la remise de ceux-ci, et l’utilisation d’une adresse mail. Il convient de bien réfléchir aux implications.

Utiliser ChromeOS commence par l’ouverture de la session de l’utilisateur. Cette session est, sans surprise, obligatoirement un compte Google. Il ne faut d’ailleurs pas se tromper : les écoles qui utilisent des Chromebooks donnent à chaque élève une adresse de type xxxx@nomdelecole.be, mais ces adresses sont bel et bien intégralement gérées par Google, qui se présente alors comme un sous-traitant de l’école, c’est-à-dire une entité agissant au nom de l’école en lui laissant toute la responsabilité de ses actions (en gros: ce que Google fait, l’école l’assume).

Le système étant minimaliste, ce sont les outils en ligne de Google qui sont automatiquement utilisés pour le travail de bureautique : Google Docs, Sheet, Slides sont utilisés systématiquement pour rédiger un document texte, une feuille de calcul ou un diaporama. Quant aux fichiers résultant de ces travaux, ils sont stockés naturellement via le service Google Drive qui fait office ici de capacité de stockage privilégiée. Tout se fait en ligne, via les services de Google. L’utilisateur de Chromebook doit donc s’en remettre à Google et à ses serveurs pour conserver ses données, avec toutes les implications que cela peut avoir.

D’un point de vue technique, cette manière de faire présente quelques avantages aux yeux de ses promoteurs. Puisque l’ensemble des données et des services est en ligne, le Chromebook en tant que tel ne fait office que de terminal et il est donc facilement interchangeable, en cas de panne par exemple, sans perte de données puisqu’il ne stocke rien. La maintenance d’un Chromebook est aussi très facile puisque d’une part, les mises à jour du système sont automatiques et réalisées à distance par Google et la mise à jour des applications en ligne ne nécessite évidemment aucune intervention sur la machine elle-même.

Le problème se pose sur la légitimité d’obliger l’élève ou l’enseignant à utiliser les services de Google et à créer un compte chez ce prestataire qui ne peut prétendre respecter le RGPD (ceci est expliqué dans cet article). Car ce compte, utilisé pour ouvrir la session sur ChromeOS, le sera aussi pour tous les services Google que l’élève va solliciter ensuite. Normal pensez-vous ? Oui, il faut bien que Google sache à qui il a affaire pour lui proposer ses données et pas celles de quelqu’un d’autre. Cette utilisation-là est légitime. Mais… il y a un mais. Les services proposés par Google sont nombreux, très nombreux. Et ces services ne sont pas seulement les services bureautiques ou pédagogiques proposés dans la suite Google Workspace (la suite de logiciels en ligne proposée gratuitement aux établissements d’enseignement). Prenons un instant pour comprendre comment Google Workplace articule ses services.

La protection des données des élèves

La suite destinée aux établissements scolaires comporte un grand nombre de services qui peuvent être activés selon les besoins de l’école. Ces services sont, grossièrement, répartis en catégories permettant de différencier la manière dont ils sont proposés aux écoles.

Capture d’écran de la console d’administration des services Google proposés dans la suite Education

En premier lieu, il y a les applications Google Workspace. Elles sont soumises aux règles édictées par Google pour les établissements scolaires. Celles-ci sont, en apparence du moins, particulièrement restrictives et encadrantes. On peut y lire des garanties sur l’utilisation non mercantile des données collectées. Cela ne signifie pas, évidemment, que les données ne puissent être utilisées à d’autres fins. Il ne faut pas perdre de vue que Google est un acteur américain et qu’il dépend donc du droit de ce pays lorsqu’il traite les données des élèves. Au passage, cela signifie notamment que les citoyens européens, n’ayant évidemment et légitimement aucune possibilité d’élire les représentants dans les chambres et le gouvernement américain, se retrouvent soumis à une législation qu’ils n’ont pas choisie et qu’ils ne peuvent influencer si elle leur devient soudainement défavorable. C’est d’ailleurs un des arguments utilisé lors de l’Arrêt Schrems II, dont l’un des corollaires est l’affirmation par l’Union Européen que les États-Unis ne constituent pas un endroit sûr pour stocker des données personnelles.

Ensuite viennent les « Autres services Google ». Il s’agit de services supplémentaires qui, eux ne sont pas soumis au contrat qui lie Google avec les établissements scolaires. Parmi ceux-ci figure, entre autres, Youtube, qui a été racheté par Google il y a quelques années. Difficile d’ignorer ce qu’est Youtube, puisqu’il s’agit du plus grand site de distribution de vidéos au monde. On y trouve de tout, du pire comme du meilleur. Vu son imprégnation parmi les élèves, il serait inconcevable qu’ils ne puissent pas y accéder depuis un Chromebook. Ils ne s’en privent d’ailleurs pas: dans l’école où j’enseigne, la consultation de vidéos sur cette plateforme par les élèves représente un quart de la bande passante de la connexion de l’école. Donc, un quart de ce qui est téléchargé par les élèves dans l’école est composé de vidéos Youtube. Il s’y trouve évidemment quelques vidéos ayant un intérêt pédagogique, mais aussi, incontestablement, beaucoup de vidéos sans intérêt pédagogique.

Il est possible de restreindre les élèves à la consultation de certaines vidéos préalablement autorisées par des enseignants. Ceci est cependant pratiquement inapplicable dans la mesure où, d’une part, cela implique un travail d’analyse et de triage colossal en amont, mais surtout, cela prive les élèves de ressources potentielles… Il semble donc assez raisonnable d’affirmer que l’accessibilité à Youtube devrait être laissée aux élèves.

C’est ici que les choses deviennent pernicieuses. En effet, habituellement, il est tout à fait possible d’utiliser Youtube de manière anonyme. Des données sont certes collectées, mais elles ne peuvent, a priori, pas être reliées à une identité définie. Or, en utilisant un Chromebook, les choses sont différentes. Puisqu’un compte Google est obligatoirement ouvert dès l’allumage du Chromebook, ce compte est aussi automatiquement utilisé lors de la connexion à Youtube. Les données collectées sont donc bel et bien reliées à l’identité de l’élève, sans qu’il ne puisse l’empêcher. Ainsi sur un Chromebook, on ne peut utiliser Youtube de manière anonyme.

La capture d’écran ci-dessous, présentant la console d’administration du service « Youtube » pour les utilisateurs d’une école, illustre bien ce problème: il est clairement noté que le service n’est pas régi par le contrat Google Workspace.

Autrement dit, la protection potentielle sur les données collectées affirmée dans le contrat Google Workspace ne s’applique pas, on retombe ici sur les conditions d’utilisation générales de Youtube qui incluent la collecte de données et l’analyse du comportement de l’utilisateur. Lorsque l’élève se rend sur Youtube avec son Chromebook, ses données sont collectées, reliées à son compte, et utilisées à d’autres fins que la seule fourniture d’un service scolaire. Dans la mesure où l’école fournit le Chromebook et les services Google qui l’accompagnent, elle facilite la livraison à Google des données de l’élèves et endosse entièrement la responsabilité d’une dérive potentielle.

Ceci n’est qu’une partie du problème. Google est également présent sur de nombreux sites web qui n’ont, à priori, rien à avoir avec ses services, sous forme de régie publicitaire. Là encore, la collecte de données, souvent à l’insu de l’utilisateur, est très importante et ne peut être empêchée sur un Chromebook.

Il ne faut pas perdre de vue non plus l’enfermement insidieux dans les services Google qu’induit l’utilisation d’un Chromebook. Tout cela est expliqué dans cet article.

L’interopérabilité

Le Chromebook est donc, globalement, une machine à utiliser Internet en général et les services Google en particulier. Or, toutes les ressources disponibles pour l’enseignement (ou les ressources non nécessairement pensées pour l’enseignement mais utiles à ce dernier) ne sont pas disponibles en ligne. De nombreux logiciels sont conçus pour fonctionner en local, sur le système Microsoft Windows par exemple. Ces logiciels-là ne seront pas disponibles sur le Chromebook. En effet, bien que Google ait annoncé un partenariat avec Parallels pour permettre le lancement de programmes Windows sur ChromeOS, cette fonctionnalité n’est disponible que pour les versions haut de gamme des Chromebooks, réservées aux professionnels, et coûte environ 70 euros par an sous forme d’abonnement. Les Chromebooks distribués dans les écoles n’ont donc pas cette possibilité, d’une part par leur positionnement non professionnel et d’autre part par le surcoût engendré.

Cela peut s’expliquer assez facilement: Google ne souhaite vraisemblablement pas se tirer une balle dans le pied, en permettant aux élèves de s’habituer à autre chose que son système ChromeOS. La logique de l’enfermement, encore une fois.

Conclusion

Le Chromebook est, techniquement, très bien pensé et très intéressant. Mais la nécessité d’utiliser un compte Google pour l’utiliser, la collecte de données insidieuse liée à ce compte hors des services de base (et peu nombreux) compris dans la suite Google Workspace, l’enfermement des utilisateurs dans un système unique, invitent à considérer sérieusement la pertinence du Chromebook comme machine destinée à l’éducation. Se rappeler du rôle de l’école est important: l’école est un moyen de libération, pas d’enfermement. Il semble, hélas, que le Chromebook ne puisse s’insérer dans cet idéal.

Jacques Theys

Professeur d'informatique à l'Athénée Royal de Gembloux depuis 1999. Très concerné par la protection de la vie privée, de la confiance à accorder à l'informatique et de l'éthique générale dans le domaine de l'éducation.

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