La RTBF a publié un article interpellant: « Ne pas savoir naviguer sur internet, utiliser une clé USB… L’illectronisme est aussi un facteur qui peut mener à l’exclusion« .
Cet article fait écho à l’article « Des souris et des hommes » sur le site de l’APED car il met en lumière le fait que beaucoup de gens, et cela inclut nombre de jeunes dont nous avons la responsabilité, sont experts dans un panel restreint d’activités « numériques » (utiliser les réseaux sociaux, consulter des vidéos) mais sont perdus dès qu’il s’agit de déployer les compétences requises dans le milieu professionnel (gérer des fichiers, traiter un texte etc) ou même d’utiliser les outils informatiques efficacement dans la vie privée (gérer un compte en banque, s’informer de manière pluraliste etc). Je suis d’ailleurs effaré de la réflexion avancée dans le texte, qui veut qu' »au-delà de trois clics, ça devient trop compliqué ». Les gens, nos élèves, sont-ils donc devenus tellement… quoi au juste ? ignorants ? fainéants ? abrutis ? sur-assistés ? N’est-ce pas une forme d’injure à l’intelligence que de croire qu’il n’est pas possible de comprendre, même à minima, le fonctionnement de l’outil informatique ?
Cette assertion se base sur un raccourci commun, celui qui confond simple et facile. Beaucoup de choses sont simples, mais elles ne sont pas pour autant faciles. Prenons l’exemple d’une voiture: un volant, deux ou trois pédales, une levier de vitesse (et encore), quelques boutons et baguettes de contrôle… tout cela est finalement assez simple, dans le sens où chaque élément déclenche une seule action. Mais est-ce facile pour autant ? Conduire nécessite de maîtriser chaque élément simple, puis de faire interagir chacun avec d’autres. Cet apprentissage prend du temps, mais de cette simplicité naît la richesse. Conduire, c’est utiliser la simplicité pour produire de la complexité. Il en va de même pour le numérique.
Or, on nous dit qu’il faut « faciliter » quelque chose pour la rendre plus accessible. Mais à l’heure actuelle, faciliter consiste bien souvent à appauvrir ou à automatiser à outrance, privant ainsi l’usager de nombreuses facultés d’action et surtout de compréhension. En somme, faire à la place au lieu de laisser connaître. Pas besoin de comprendre du moment que cela fait le minimum demandé (et encore).
N’est-ce pas là tout le contraire de l’enseignement ? Enseigner, n’est-ce pas donner les clés qui permettent de rendre les choses plus faciles, non pas parce qu’elles ont été appauvries, mais parce qu’elles sont maîtrisées, connues et que leur compréhension ouvre la voie vers de nouveaux apprentissages qui les étendent ?
D’où la nécessité d’enseigner LE numérique bien avant d’enseigner AVEC le numérique, cette deuxième possibilité étant certainement subordonnée à la réussite de la première. Cela implique bien entendu que le numérique ne peut se concevoir que comme un outil en plus sur la palette des outils de l’enseignant, mais certainement pas comme une nécessité. Nous faire croire le contraire serait une imposture. Au moment où la volonté affichée est de doter chaque élève d’un ordinateur pour en faire le principal médiateur de l’apprentissage, il est nécessaire de réfléchir à la pertinence et à la qualité de ces outils: simples ou faciles ? automatiques ou riches ? pour faire le minimum ou pour laisser faire beaucoup plus ? Au fond, nécessaires en permanence ou seulement à certains moments ?
Et il convient de s’interroger aussi sur les implications que ces outils auront sur la qualité de l’enseignement, voire sur la qualité de vie des élèves. A l’heure où la surveillance généralisée et la collecte massive de données deviennent terriblement préoccupantes (et il était grand temps que cela le devienne), à l’heure où de nombreux scientifiques alertent sur les dangers des écrans à outrance, à l’heure où les enjeux climatiques ne peuvent plus être ignorés (autant d’ordinateurs représentent une quantité énorme de matières premières non recyclables et d’énergie), peut-être serait-il plus judicieux de faire des écoles des lieux où l’on apprend, entre autres choses, à bien utiliser le numérique, avec intelligence et modération, voire sobriété. Et dans ce cas, quel serait le besoin d’un ordinateur par élève ? Pourquoi devrait-on mobiliser autant d’argent public et privé, les parents devant se fendre de l’achat de matériel ?